Résidence de création pour Les Contes du Cerf en France
octobre-décembre 2023
Il fût un temps où les arbres, les animaux et les hommes parlaient la même langue. Aucun être, qu’il soit immense ou minuscule, ne se sentait supérieur aux autres. La magie était comme un serpent qui se mord la queue. Mais le serpent a été tranché en deux. La tête est montée vers le ciel, à la recherche de la vertu, alors que la queue est restée sur le sol, aux côtés des autres êtres de la Terre Mère. Depuis lors, la tête cherche à détruire la queue.
L’intention des Contes du Cerf est de parcourir les Terres Fertiles, recompilant et racontant les histoires de résistance de peuples autochtones. Les vents nous ont d’abord, en 2019, emportés vers l’un des confins du Continent: l’Alaska. Puis, le vent a tourné vers les Terres antiques, l’Europe, nous soufflant qu’il y avait quelque chose à faire sur cette terre lointaine qu’on appelle France, terre qui est aussi la nôtre et le point de rencontres de nos chemins.
Nous savions que nous aurions les conditions matérielles et le temps nécessaire pour créer. Nous savions que nous aurions, aussi et surtout, le soutien inconditionnel et inestimable de notre famille pour l’enthousiasme, l’affection et la logistique: une production de rêve!, et la présence d’ami.es de long chemin qui offriraient à l’intention du Cerf leurs regards précis, précieux et généreux.
Deux mois avant le voyage, la construction des marionnettes bâtait son plein. Nous voulions que tous les matériaux des marionnettes représentant les peuples autochtones proviennent de la terre, de notre entourage, de la rivière à côté de la maison. Nous voulions l’argile faite masque, et l’iraka fait ventre, la caña brava faite chapeau. Mais nous n’avions jamais fait ça! Après maintes offrandes à la forêts, tentatives vaines et têtes cassées, l’argile et le feu eux-mêmes nous ont guidé pas à pas. Les têtes, les mains, les pieds sont apparus, marqués par la flamme, nés de nouveau dans les cendres.
Les corps se sont tissés de bambou et de palmes. Et juste avant de prendre l’avion, les marionnettes étaient terminées, dans leur première phase tout du moins. Tekik, Ixt (chamán d’Alaska) du Peuple Tlingit de Alaska, et Etelvina, Ancienne du peuple Nasa.
Résidence au centre culturel Grain de Sel, Séné, Bretagne
Notre première résidence s’est réalisée à Séné, en Bretagne, au Centre culturel Grain de sel.
C’est là que, au bord du golfe du Morbihan, a commencé une nouvelle étape de la création.
Nous avons passé deux semaines à mettre à l’épreuve de la scène toutes les idées qui nous étaient passées par la tête, les matériaux que nous avions fabriqués, les textes que nous avions commencé à ébaucher en espagnol et à traduire en français.
Nous avons découvert les nouveaux masques au plateau, l’Homme moderne et le Cerf-conteur se sont retrouvés, les marionnettes sont sorties de notre valise. Face à la force du masque de l’Homme Moderne, et au besoin de transformation des espaces des différents contes, nous avons simplifié notre scénographie, et l’avons finalement réduit à une immense feuille de papier blanc.
Durant ces deux semaines, notre amie et marionnettiste Chloée Sanchez nous a accompagné en tant que regard extérieur pour observer avec nous les premiers pas du Cerf sur le grand plateau du théâtre. Avec patience, confiance et beaucoup d’amour, elle a déniché dans nos mouvements désordonnés des pistes précieuses, guidé nos mots et gestes, agrandi nos esquisses timides, et piégé en embuscade la poésie dans les personnages et les histoires.
La rencontre avec le public a été périlleuse, fragile et fort intéressante. Cela nous a permis de nous rendre compte de la nécessité de concrétiser certaines images. Mais aussi et surtout de nous poser des questions fondamentales. Que ressent un public français face à la figure archétype de l’Homme moderne? Que lui renvoie les histoires de colonisation et de résistance à cette colonisation? Certaines images qui étaient pour nous très claires étaient plus confuses pour certains spectateurs… Les allusions à la colonisation pouvaient être ressenties comme violentes pour d’autres… Nous avons pris conscience de manière extrêmement forte que chaque public était situé dans un contexte, une histoire, une position dans la grande Histoire des peuples et des dominations, et qu’il n’était pas si simple de penser un tel spectacle pour des publics aussi différents que celui des communautés des Terres fertiles, et celui des bourgs européens. Mais n’était-ce pas là l’enjeu, justement, d’un tel rêve?
Résidence à la Batysse, compagnie l’Ateuchus, Pélussin, Rhône-Alpes
Notre seconde résidence s’est déroulée à La Batysse, lieu dédié au Arts de la Marionnettes co-dirigé par la compagnie l’Ateuchus à Pélussin, en région Rhône-Alpes, projet grâce auquel nous étions soutenus économiquement pour 10 jours de travail au plateau dans le cadre de l’appel à Résidence d’artistes. Notre super production familiale nous avait transporté en voiture depuis la Bretagne et s’occuperait de notre rejeton le temps nécessaire à cette seconde étape de création.
La Batysse n’était en rien un lieu inconnu pour nous. L’amour et l’intérêt pour l’art des marionnettes que nous partageons avec Gabriel Hermand-Priquet de la compagnie l’Ateuchus nous avaient amené à plusieurs reprises jusqu’à cette ancienne bâtisse transformé en musée dans les contrebas du Mont Pilat. C’est encore le vent qui nous a reçu cette fois-là, allant et venant par bourrasques, jouant à faire tomber les dernières feuilles de l’automne du grand tilleul planté au milieu de la cour intérieure.
Nous avions décidé de dédier cette résidence à l’écriture marionnettique: travail d’écriture des contes, écriture en mots et surtout en mouvements. Nous avons donc préciser la scénographie de la pièce pour pouvoir mettre à disposition des marionnettes des espaces plus précis et solides que l’immense feuille de papier blanc.
Dans la cour de la Batysse, toutes les feuilles du tilleul étaient maintenant tombées et volaient en tourbillons. Il faisait un froid glacial, et de petits flocons de neige tourbillonnait comme les feuilles. Le mont Pilat était tout blanc.
Gabriel était arrivé en même temps que la neige, avec son enthousiasme et sa fascination des marionnettes. Durant quatre jours nous avons travaillé sous son regard de marionnettiste passionné, hors pair, précis et bienveillant à écouter le papier, écouter les marionnettes, s’écouter tous les deux en scène. Il nous a guidé dans une écriture entre mouvements et mots, où chaque langue a sa place et son espace. Que les mots ne cherchent pas à tout expliquer, que les marionnettes vivent au présent et racontent silencieusement.
Et c’est dans une bourrasque de vent qu’est arrivé le public dans la petite salle de répétitions pour l’apéro rencontre cher à la Batysse. Ce soir-là, 25 personnes ont alors accompagné le tout premier voyage de Tekik, ikt (chamán) tlinglit (Alsaka) à travers le temps, se perdant et se retrouvant entre les monts enneigés d’Alaska, alors que la cour intérieure se couvrait de flocons blancs. Les regards brillaient à la fin de la petite présentation, signe que Tekik avait commencé à exister.
Paris, avec Clara Guenoun, compagnie Les gens qui content
Nous avons ensuite travaillé une journée à Saint-Denis avec Clara Guenoun, conteuse de la compagnie Les gens qui content. Avec son enthousiasme aimant et son énergie débordante, Clara a écouté les histoires en chantier des Contes du Cerf et les a guidées pour que les mots éclosent, que le rythme de la parole soit comme une musique, et les émotions des acteurs puissent se partager aux bons moments. Elle nous a ainsi transmis quelques clés très importantes de l’art du conte, et surtout, la grande envie de continuer l’aventure.
Résidence au Grandiloquent, salle de la compagnie Les Arts paisibles, Melrand, Bretagne
La dernière résidence de cette saison en France s’est déroulée dans la campagne du centre Bretagne, à Melrand, dans la salle de théâtre de la Compagnie Les Arts Paisibles appelée Le Grandiloquent, une ancienne grange transformée en théâtre.
Durant une semaine, nous nous sommes mis à la tâche de construire et répéter sommairement une première maquette initiale de la pièce composée de la partition en mouvements de l’Homme moderne et des deux premiers contes, celui de Tekik et celui d’Etelvina. Chaque matin, après un délicieux café-pain d’épices partagé avec nos hôtes Catherine et Lionel, nous rejoignions la grange pour nous mettre à l’ouvrage. Nous avions sans doute sous-estimé notre tâche et le rythme fût très soutenu.
La présentation de fin de résidence était prévue le 21 décembre, jour du solstice d’hiver. Un public nombreux a rempli la petite salle du Grandiloquent. Devant les yeux des spectateurs, l’Homme moderne se débattait à un rythme effréné entre son réveil, son ordi et son oreiller; dans ses rêves, le conteur à tête de cerf faisait sonner son tambour, Etelvina bataillait contre le monstre de la monoculture de canne à sucre, Tekik traversait l’Histoire, résistant à chaque époque de colonisation et puisant sa force des monts d’Alaska…
Les spectateurs ont pu ensuite nous faire part de leurs ressentis à la fin de la présentation, entre questions de compréhension, inconfort pour certains face à la figure de l’Homme moderne, et émotions fortes face aux histoires de résistance. L’échange fût riche.
Vous êtes des passeurs des récits, il faut surtout continuer… nous dit une spectatrice avant de partir. Nous nous gardons cette phrase au cœur pour continuer ce voyage qui ne fait que commencer… Et puis maintenant, c’est sûr, nous viendrons collecter ici des histoires de résistance des peuples des « terres antiques » qui continuent de rêver que le cerf et d’autres êtres puissent de nouveau courir librement à travers les forêts.
Remerciements infinis à:
Laurence Pelletier
Hélène Martin, Centre culturel Grain de Sel
Chloée Sanchez -cie Ruska
Gabriel Hermand-Priquet -cie l’Ateuchus
Hélène Martel -cie l’Ateuchus
Clara Guenoun -cie Les gens qui content
Catherine Dartevelle et Lionel Épaillard -cie Les Arts paisibles
Avec le soutien de:
Centre culturel Grain de Sel, Séné, Bretagne
Compagnie l’Ateuchus
La Batysse, lieu dédié aux Arts de la marionnette, Pélussin, Rhônes-ALpes
Compagnie Les Arts Paisibles
Le Grandiloquent, Melrand
Et la Production familiale de rêve, logistique et affective:
Chantal, Olivier, Mariette, Johan, et Martin