Le collectif théâtral franco-colombien Soupe Aux Cailloux/Sopa de Piedras est né de l´urgence de mettre le théâtre au service des processus d´éducation populaire et des mouvements sociaux, et plus spécialement des luttes de défense de la vie et du territoire. Il cherche à se faire l´un des porte voix des imaginaires populaires et de résistance face à l´hégémonie de la pensée dominante.
Nos outils principaux sont le théâtre de marionnettes et le théâtre de l´opprimé (Augusto Boal). Nous travaillons à partir du principe de la création collective: nous créons collectivement avec les personnes et/ou les collectifs/associations/mouvements sociaux à partir de leurs propres histoires, savoirs et des matériaux collectés dans leurs contextes. Tout comme la Soupe Aux Cailloux, nous n´amenons qu´une provocation, une étincelle, pour lancer la création collective.
Nous réalisons des spectacles, des ateliers, des processus de création collective en France et en Colombie depuis avril 2015, cherchant toujours à soutenir les volontés des organisations et des initiatives locales.
Édito
San Jose de Apartadó, Antioquia, Colombie.
Nallely et Edinson habitent un hameau appelé Espoir -« Esperanza », tout en haut d’une montagne, La serranía del Abibe. Ils font tous deux partie de la Comunidad de Paz de San José de Apartado, une communauté paysanne qui résiste de manière non-violente depuis 27 ans à l’exil forcé généré par les groupes armés au service des grands marchés de l’Industrie et du trafic de drogues. Une communauté qui aime et défend son territoire, et ses forêts, et son fleuve et les pierres de son fleuve. Nallely et Edinson s’opposent comme tous les autres membres de la communauté à la construction d’une route illégale imposé par paramilitaires, militaires et traficants au service des grands pouvoirs de la région. Route qui passe justement par leur hameau, la Esperanza.
Le 19 mars dernier, Nallely et Edinson ont été assassinés.
Toribio, Nord du Cauca, Colombie.
Carmelina est une Ancienne de la Communauté autochtone Nasa. De ces grands-mères qui orientent les jeunes générations tout en tissant; qui empoigne son bâton de guardia indigena depuis des années et des années pour défendre le territoire des acteurs armés, des multinationales, des extractivistes. Carmelina a participé aussi, ce jour-là, lorsque la communauté se mobilisait pour essayer de libérer des jeunes de la communauté recrutés de force par un groupe armé au service du narco-trafic.
Le 17 mars dernier, Carmelina a été assassinée.
Les balles pleuvent. Les deuils s’amoncellent. Les nouvelles tombent comme des couteaux, tranchantes et inexorables. Elles nous rappellent que l’on vit dans un territoire qui n’a jamais cessé d’être en guerre. Une guerre indicossiable de sa dimension coloniale, il y a 500 ans comme maintenant: c’est pour défendre le territoire, la terre, la Terre mère que luttent les communautés paysannes et nasa. C’est pour défendre tous les savoirs et les modes de vie qui y sont enracinés et cultivés depuis des millénaires. Et c’est aussi pour cela qu’elles dérangent.
Depuis ce recoin du monde, nous sommes témoins d’un autre scénario de guerre, à Gaza. Là-bas, les conséquences de l’oppression coloniale sont poussées à l’extrême, jusqu’au génocide. Là-bas, ca pleut des balles, des bombes, mais aussi des cargaisons d’aide humanitaire -abjecte aumône des grandes puissances pour racheter leur salut, maquiller leur horrible complicité. C’est une averse d’une indignité sans nom. Face à ces spirales de violence qui se répètent et s’intensifient, et à l’impunité des responsables, nous nous sentons indignés, enragés, désespérés, impuissants.
Alors pourquoi continuer à faire du théâtre? Nous, on se le demande bien parfois. Comme la cigale attrapée par l’hiver et qui pense aux réserves qu’elle aurait dû faire au lieu de chanter à pleins poumons. Ici ce n’est pas l´hiver qui sévit mais plutôt une grande sècheresse. La pluie est tombée malade à défaut d’être tombée tout court. Remplacée par les balles, elle n’a pas le coeur à se battre. Pas envie, pas la force.
Et nous, tout pareil. On en aurait presque le souffle coupé, la voix cassée, l’imagination sapée.
Mais alors… peut être que c’est justement pour cela qu’il faut continuer à faire du théâtre.
Le théâtre comme force de la Mémoire.
Mais attention, entendons-nous, pas la mémoire qui archive, comme les séries d’albums photos sitôt ouverts sitôt fermés et qui prendront la poussière dans la grande armoire du salon. Pas la mémoire qui paralyse, comme les imposants monuments de l’Histoire dominante qu’on nous interdit de déboulonner. Pas la mémoire qui répète et obéit, comme les leçons apprises par coeur mais dont le coeur n’a véritablement que faire.
Non, la mémoire comme force de vie; qui surgit de nouveau comme une source d’eau,
qui ne se lasse pas de repousser comme une forêt maintes et maintes fois coupée. La mémoire qui agit. Parce que l’espoir réside dans les histoires que l’on garde au creux du coeur et que l’on se raconte pour pouvoir continuer à avancer. Parce que la parole est magique et que dès lors qu’elle se tisse du côté des résistances, elle leur donne la force de durer et de rallier.
Il nous faut raconter les luttes des peuples pour défendre la Terre et vivre libres. Ici comme ailleurs, ce sont ces résistances des communautés face aux monstres de la destruction coloniale et extractiviste que nous voulons continuer de soutenir. Il nous faut mettre en scène leurs courages, leurs déterminations, leurs sagesses, leurs rires, leurs ressources infines. Il nous faut continuer à murmurer, crier et se partager les histoires des gens debout, les récits du courage de la vie sur la lâcheté de l’ambition. Opération bouche à oreille: que tous nos récits inondent leurs bataillons, leurs industries, leurs places boursières, s’enroulent comme des lianes sur leurs machines de mort, arrivent avec le fracas d’un éboulement sur leurs plateaux de la non-pensée, au milieu de leurs réunions au sommet.
Pour que l’on puisse imaginer que c’est possible de résister au rouleau compresseur capitaliste; à l’extractivisme, à la guerre, à l’homogénisation du monde, aux violences coloniales et racistes.
Que l’art soit comme le soleil après un rude hiver, comme une pluie à l’aube après une longue sècheresse. Qu’il nous permette de continuer à tisser la vie avec joie et dignité pour transformer l’immense douleur de la injustice en infatigables chants de résistance.
Nallely, Edinson, Carmelina et tous les autres nous souffleront le texte, et le vent la mélodie des chansons. La rivière nous donnera l’argile pour modeler les personnages, et tout le reste nous le collecterons au milieu des grandes soupes et des chantiers collectifs, sur cette terre qui nous a adoptés et à laquelle nous devons tant. Plus que jamais nous croyons dans la force d’un théâtre enraciné, relié à la vie, dont nous serions les humbles artisans, si impressionnés et si reconnaissants.
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